Ils sont votre épouvante.
Rares sont les écrivains qui se fadent avec le réel comme il est. La littérature hexagonale est devenue nombriliste. Certains persistent à puiser dans le quotidien des sujets à roman. C'est ici la cas avec le dernier livre de Thierry Jonquet. Tout simplement brillant !


Ils sont votre épouvante, et vous êtes leur crainte, de Thierry Jonquet

Vendredi 3 novembre 2006 Par Pierre Cassen sur la revue ReSPUBLICA

Depuis 1982, Thierry Jonquet nous régale de polars où l'engagement politique n'est jamais loin.

Tous ses livres sont de qualité, mais je retiendrai "Le nouveau pauvre est arrivé", en 1990, un délire inoubliable contre l'abbé Pierre, "Rouge c'est la vie" en 1998, avec une gentille ironie contre Lutte ouvrière, où il a débuté son militantisme, "Jours Tranquilles à Belleville", en 2000, qui l'a rendu suspect aux yeux de ses anciens amis, où il déplore la lente dégradation de son quartier, et "mon Vieux" en 2004.

L'auteur est une des vingt personnes de gauche qui a commenté, en quelques pages, le rapport Obin. Sa contribution, sous forme d'un cri de colère contre la montée de l'islamisme à l'école, est remarquable, comme le texte de Jean-Paul Brighelli, sur les femmes, et celui de Patrick Kessel sur le communautarisme.

Son dernier livre se situe entre septembre et décembre 2005, dans une municipalité communiste imaginaire du 93. Certains jugeront sans doute que cet ouvrage est un ensemble de caricatures, contribuant à vouloir stigmatiser les populations pauvres issues de l'immigration.

Pourtant, ce livre, qui est un roman, est tout sauf une fiction.

A l'école publique, d'abord, où une jeune enseignante, de famille militante de gauche, fait ses premières armes dans un collège.

Dès son premier cours, elle découvre le niveau catastrophique d'une classe où la très grande majorité des élèves sont blacks et beurs. La sous-culture catastrophique de ces jeunes, leur incapacité à rester concentrés, et la violence permanente qui les oppose entre eux, notamment par la présence d'un colosse de dix-sept ans qui terrorise tout le monde et rend impossible tout travail scolaire.

La lâcheté de la direction de l'établissement, qui ne veut surtout "pas de vagues". La démission de la majorité des enseignants, qui préfère regarder ailleurs, espérant conserver un semblant de tranquillité en échange de leur capitulation.

La résistance citoyenne et républicaine de quelques-uns, sans illusion sur leur hiérarchie, sans illusion sur la déléguée FSU, mais qui s'organisent quand même, en cachette, pour limiter les dégâts et protéger une enseignante juive des propos antisémites tenues dans sa classe. Le rôle complice et criminel de l'enseignant "Indigène de la République", qui vend le journal trotskiste "l'Etincelle", et qui cautionne, voir encourage, les débordement antisémites, en expliquant qu'avec tout ce qui se passe en Palestine, c'est normal que les jeunes réagissent ainsi à l'école.

La ville est partagée en trois cités. L'une est tenue par une famille algérienne, spécialisée dans le trafic de shit, l'autre par un proxénète d'origine sénégalaise, la troisième par un trafiquant d'héroïne issu du milieu traditionnel. Aucun n'a intérêt à ce que la police ne mette son nez dans leur quartier. Ils font régner la paix pour protéger leurs trafics, et respectent le territoire de l'autre. Ils se montrent généreux avec la municipalité. Les émeutes de novembre mettront en péril cet équilibre, les jeunes commençant à incendier des véhicules.

Le rôle de l'imam salafiste est bien sûr incontournable. Depuis quelques années, il a lentement convaincu les hommes que leurs femmes devaient cacher leurs cheveux. Le voile est donc de plus en plus omniprésent dans les trois cités. Il est consulté sur tout, et veille à faire régner l'ordre moral : opérations punitives contre des jeunes surpris avec des revues pornographiques, contrôle politique sur les populations. Lui aussi sait se montrer rassurant avec la municipalité, pour obtenir les contreparties utiles. Il joue la stratégie du temps : ne pas provoquer inutilement, avancer pas à pas : "la patience est la première vertu du combattant" répète-t-il à ses ouailles pressées d'en découdre.

La droite, dans une localité voisine, joue bien sûr la stigmatisation des populations issues de l'immigration, en s'appuyant sur les juifs orthodoxes loubavitch, qu'elle subventionne généreusement. Chacun son ghetto, en fonction de ses origines et de sa classe sociale !

La situation est-elle donc désespérée ? Les résistants sont rares. Outre quelques enseignants, qui n'ont pas peur de se faire crever les pneus de leur voiture, on y voit des policiers de gauche, à la culture très républicaine, qui veulent à tout prix faire tomber les petits caïds locaux.

Ils s'appuient, pour cela, sur les derniers habitants du quartier encore capables d'un sursaut. Certains qualifieraient peut-être de "petit blanc" ce délégué syndical CGT qui est le seul à se battre contre l'insupportable quotidien qu'il subit. Ses larmes, quand son entreprise flambera, pendant les émeutes, ainsi que sa voiture, et sa haine contre des pouvoirs publics qui l'abandonnent, lui et les siens, sont un grand passage de ce livre, comme la démission d'un enseignant qui, la cinquantaine approchant, décide de quitter l'Education nationale, jugeant qu'il s'est trompé de discours depuis vingt ans, et qu'il vaut mieux qu'il arrête avant de mettre son poing dans la figure d'un élève.

Un substitut, de culture de gauche, incarne lui aussi la volonté de reconquérir les territoires perdus de la République. Un temps ébranlé, il puisera dans la lecture de Marx sur le lumpenprolétariat les arguments pour ne pas faiblir et ne pas se montrer lâche. Il n'aura aucun état d'âme, lorsqu'il devra juger à la chaîne les émeutiers qui se sont fait prendre, à les sanctionner durement.

Ce livre est par ailleurs très pessimiste. On se dit, quand on l'a refermé, que les discours contre les Juifs, contre les femmes, contre la laïcité, l'identification au conflit israélo-palestinien, véhiculés par les religieux et leurs complices, vont occasionner des dégâts pendant longtemps, et sont autant de bombes à retardement déposés dans ces territoires perdus de la République.

L'espoir, dans ce livre, est longtemps incarné par un jeune beur particulièrement doué, qui veut s'en sortir par les études. Mais il est travaillé par des islamistes radicaux, qui lui expliquent, cassettes à l'appui, que tous les malheurs du monde viennent des Juifs. Sa cousine, séduisante, courageuse, battante, montre une détermination sans faille pour s'en sortir par le travail. Elle refuse de subir la pression des religieux et des petits machistes, elle veut réussir, et refuse le statut de victime qu'on veut lui octroyer d'autorité.

Quelques agents de l'Etat, enseignants, policiers, juges, quelques citoyens n'ayant pas définitivement capitulé, et quelques jeunes, surtout des femmes, qui ont compris que ce sont les études qui les empêcheront d'être au RMI toute leur vie, cela fait un bien faible rayon de soleil, dans l'univers très sombre que décrit Thierry Jonquet, mais il existe.

L'auteur est resté un militant, sa façon de parler de toutes les mobilisations des années 1970 à 2000 le montre. Mais il n'accepte pas la connivence entre certains de ses anciens camarades trotskistes et les intégristes islamistes.

Fondateur de Ras'l'Front, dans les années 1990, pour lutter contre la montée du Front national, Thierry Jonquet fait partie de ces trop rares militants de gauche capables de lier, dans ses livres, le nécessaire combat contre tous les fascismes, et son refus de tous les racismes.

Son ironie contre ses anciens camarades fascinés par Tariq Ramadan n'en est que plus mordante, et salutaire. Surtout qu'il continue d'écrire.

par Pierre Cassen