le matérialisme...

Le matérialisme et l'athéisme


Marianne N° 486 Semaine du 12 août 2006 au 18 août 2006




Non, nous ne sommes pas les enfants d'Epicure: la consommation n'est qu'un fétichisme, autrement dit un ersatz de religion. Précisément ce qu'honnissait le père du matérialisme...

Contrairement à ce qui est souvent affirmé péremptoirement, notre société ne ressemble pas du tout à une société matérialiste. Elle cultive une adoration sans bornes pour les biens de consommation. Les logos et les marques comblent le vide laissé par la mort de Dieu. Cela n'a rien à voir avec le matérialisme, qui est une doctrine qui affirme la liberté et nous délivre des attachements douteux. Dans ce geste de détachement gît la grande leçon d'Epicure, le père de tous les matérialismes. Le goût de notre époque pour le clinquant et l'éphémère prouve que le matérialisme n'a pas triomphé. Mais alors qu'est-ce que le matérialisme, si étranger à notre société? N'offre-t-il pas une issue pour s'extirper des maux dont souffre l'humanité?

Athéisme et matérialisme sont en fait frères jumeaux, naissant d'un même refus, d'une même insurrection de l'esprit - vivre debout, dans la fierté d'être un homme. L'athéisme n'a rien de spontané. L'être humain est d'abord croyant, ou du moins crédule, l'imagination, faculté qui le détache des autres animaux, lui montrant des forces occultes et des dieux partout Le plus grand des philosophes anglais, le matérialiste Thomas Hobbes (1588-1679), renverse, dans son Léviathan, le caractère inné de la raison: «La raison ne naît pas avec nous... on l'atteint par industrie.» Or, dans l'histoire de l'espèce humaine, l'imagination, fàbricatrice de dieux, précède la raison, dont le matérialisme et l'athéisme sont des résultats. A l'image de la liberté, l'athéisme est le fruit d'un travail, il représente un arrachement. Sommes-nous, hommes et femmes de l'Occident prospère, athées? La désertion relative des cultes et la liberté des moeurs ne prouvent rien. La situation sociologique de notre époque, pointée par Nietzsche comme celle de la «mort de Dieu», n'est donc pas un athéisme; c'est une indifférence, qui a fait glisser la crédulité vers d'autres objets (ceux de la consommation), et qui n'exclut pas un retour des formes anciennes de la religion. Certains hommes politiques continuent de présenter la religion comme une consolation devant les duretés de l'existence. La croyance en un au-delà ne sert-elle pas, dans ce cas de figure, à plier sans broncher devant les ravages de l'ultracapitalisme?

Le bonheur est une conquête de la Révolution française. Il n'est pas un acquis social mais un acquis politique que l'on doit à l'athéisme. Le retour du spiritualisme dans la politique risque de mettre en péril cet acquis. L'athéisme vrai ne doit pas être confondu avec l'indifférence à Dieu, si fréquente dans les sociétés développées, qui s'accommodent de la paresse intellectuelle. Ce n'est pas seulement un point de vue philosophique. L'athéisme entraîne une conséquence politique aujourd'hui menacée: le bonheur comme but de la société.

Le matérialisme non plus n'a rien de spontané. Tout commença par l'audace d'un homme: un jour, sous le ciel peuplé de dieux et de temples de la Grèce antique, un mortel se dressa, osant s'opposer à la religion: l'Athénien Epicure, qui vécut entre 341 et 270 av. J.-C. Quelques siècles plus tard à Rome, Lucrèce, autre figure tutélaire du matérialisme, tisse l'éloge de ce moment fondateur: «Alors que, affreusement, sur Terre, l'humaine vie gisait écrasée sous le poids de la religion (...) pour la première fois un Grec, homme, mortel, leva les yeux contre elle.» Lucrèce voit dans Epicure le premier homme libre, le premier qui, ayant triomphé par la raison de la religion, la «religion ayant eu le dessous» doit «être foulée aux pieds» -, montrait à tous les autres le chemin.

Qui était donc ce héros de la raison qui pense, de la raison qui ose renverser les idoles, le premier philosophe matérialiste, Epicure? Quelles étaient ses idées? Le coup de force initial dont découle tout le matérialisme se réduit à une proposition première aux conséquences vertigineuses: il n'existe pas d'autre réalité que la matière. Autrement dit, il n'y a rien d'autre dans l'univers que des atomes et du vide. S'il y a des dieux, ils sont de nature matérielle - énoncé qui ruine définitivement toute croyance en l'existence d'êtres surnaturels. Adieu, anges, démons, esprits, revenants et divinités de toute texture! Le premier matérialisme, celui d'Epicure, ne se déclare pas explicitement athée; mais définir les dieux par leur nature matérielle revient à affirmer que ce que le langage ordinaire appelle dieux n'existe pas. Le matérialisme d'Epicure est un athéisme implicite.

On appelle l'épicurisme «l'école du Jardin», du nom du lieu où Epicure enseignait et vivait au milieu de ses disciples. Loin de se limiter à une théorie, une représentation du monde, le matérialisme s'offre, dès le début, comme une sagesse et un art de vivre. Qui pense en matérialiste vit en matérialiste - autrement dit: le matérialisme implique une morale. Le Jardin se signalait par deux traits pacifiquement subversifs, eu égard aux opinions du monde grec: la reconnaissance des femmes, l'éloignement de la politique. Epicure, premier philosophe non misogyne, accueillait des femmes dans son école. «Pour vivre heureux, vivons cachés», les Epicuriens furent les premiers philosophes apolitiques, snobant les affaires de la cité pour se consacrer à la recherche du bonheur.

Pourquoi philosopher? Pourquoi vivre et penser en matérialiste? Pour être heureux. Pour toucher au bonheur. Non pour sauver son âme dans un au-delà illusoire, ni pour apporter ses lumières à la cité, à la façon d'un philosophe retournant dans la caverne. On n'atteint le bonheur qu'après avoir chassé les illusions: illusions sur les dieux, sur la nature, sur la mort. Contrairement à ce que croient les autruches qui veulent détourner les yeux de la mortelle condition humaine, l'incompatibilité est radicale entre le bonheur et l'illusion. Le bonheur ne s'offre qu'aux yeux ouverts.
Turbulent La Mettrie

Guérir de la peur de la mort est la condition du bonheur. Le matérialisme prétend délivrer l'homme de cette peur aussi ancestrale qu'universelle. Le mot d'Epicure est connu: «La mort n'est rien pour nous.» Se convaincre - effet de la connaissance de la nature, la physique que la mort n'est rien dissipe la peur. Les religions, sous couvert de consolation, transforment cette peur en angoisse dans la mesure où elles accompagnent la promesse de la survie après la mon de la menace de sanctions aussi terribles qu'éternelles. Epicure nous révèle que la nature n'est pas magique, qu'il n'y a en elle ni intention ni finalité.

La nature ne peut pas nous vouloir du mal parce qu'elle ne peut rien vouloir du tout! En dissipant les peurs, la philosophie pacifie le coeur. La philosophie est la vraie doctrine de la paix, à la différence de la religion, qui ne cesse de passer du sel sur nos plaies et de souffler sur les braises dans le monde. La philosophie apporte paix, sérénité, elle est doctrine de la sagesse et non du salut La paix épicurienne est bien différente de la paix religieuse: cette dernière est source d'angoisses, de terreurs. Quel sera mon sort après le jugement, post mortem? Ai-je bien ou mal agi? Tout cela n'est-il pas mensonge? Cette maladie est-elle signe du divin et cette guérison n'est-elle pas miraculeuse? Foutaises! La paix d'Epicure efface toutes les peurs, assurant le règne de la sérénité sur le coeur.

L'oubli, si ce n'est le mépris, dans lequel est tombé Julien Offray delà Mettrie (1709-1751), le turbulent auteur de l'Homme-machine, est bien injuste. Malouin, il se fit médecin et philosophe, ravagea la république des lettres, et fut contraint pour échapper à la haine des dévots et des jaloux de se réfugier à Berlin. Au début du XVIIe siècle, des penseurs soupçonnés de matérialisme sont jetés au bûcher par l'Eglise catholique: Bruno et Vanini, entre autres. Longtemps réprimé dans le sang, le matérialisme redresse la tête au XVIIIe siècle, à la faveur des Lumières. C'est dans ce contexte de résurgence que se dresse la figure irréductible de La Mettrie. Il est celui qui pousse le matérialisme jusqu'à l'inconvenance.

Aux yeux de ce compagnon de table de Frédéric II, le roi-philosophe, «écrire en philosophe, c'est enseigner le matérialisme». L'écriture toujours à l'attaque, à la manière de Sartre, La Mettrie pense et écrit comme un escrimeur, avec des bottes imparables. Touchée, la morale: «La morale tire son origine de la politique, comme les lois et les bourreaux.» Piquée, l'illusion: «Ils ont cru qu'un peu de boue organisée pouvait être immortelle.» Embrochés, les théologiens, «esprits turbulents, qui font la guerre aux hommes pour servir un dieu de paix». Passés au fil de l'épée, les idéaux ascétiques: «Ceux donc qui cherchent le bonheur dans leur réflexion, ou dans la recherche de la vérité, le cherchent où il n'est pas. A vrai dire, le bonheur dépend de causes corporelles... procurées par l'action de corps étrangers sur le nôtre. » Transpercé, l'orgueil anthropocentrique: «Il n'y a point d'animal, si chétif et si vil en apparence, dont la vue ne diminue l'amour-propre d'un philosophe.» Poussée au fossé, la métaphysique: «L'âme n'est qu'un vain mot dont on n'a point idée.» Mot sans objet et sans idée, «âme» est, comme la chose qu'il croit désigner, moins que du vent. L'estocade finale arrive, après laquelle rien ne pourra se relever: La Mettrie insiste sur l'importance du ventre comme source de la philosophie, il s'extasie devant la puissance d'un repas, «on dirait en certains moments que l'âme habite dans l'estomac». Comme les états d'âme - la gaieté, la joie, la tristesse, la colère - tirent leur origine des aliments digérés, les pensées des philosophes, leurs systèmes naissent de cette digestion.

La Mettrie est un philosophe contre. Le matérialisme permet de saper les fondements de tout édifice social. Une sorte d'éternité de la contestation devient possible à partir de La Mettrie: ce n'est pas tel ou tel édifice social - par exemple l'absolutisme - qui tremble sous ses arguments, c'est tout édifice social, quel qu'il soit La Mettrie porte à son maximum la puissance de destruction du matérialisme. Symbolisant l'hybris (la démesure) matérialiste, il meurt, à 42 ans, à cause d'un pâté avarié, après avoir dîné avec Frédéric II, qui, en retour, composa pour les funérailles un Eloge de La Mettrie. Hybris: la sagesse d'Epicure, art de la modération, se retourne chez La Mettrie en vie d'excès. Non un excès glouton, mais l'excès comme philosophie. L'excès: la posture qui déchire le voile de l'idéalisme, du spiritualisme, de la métaphysique et de la religion sous toutes leurs formes, passées et avenir. Avec La Mettrie, auteur également d'un Art de jouir, d'une Vénus métaphysique, de l'Homme-plante, de l'Homme plus que machine, et d'un Système d'Epicune, l'excès devient le lieu habité par la philosophie, sa forteresse.
Le meilleur de Marx

La philosophie de Karl Marx (1818-1883) n'est pas aussi matérialiste qu'on le croit généralement Certes, l'audace rapproche Marx d'Epicure - il se dresse pour s'attaquer au nouveau Titan, le Capital, comme Epicure jadis défia la religion grecque! Mais Marx a trahi le matérialisme. Dans son oeuvre, le matérialisme guerroie sans cesse avec une philosophie de l'histoire, une vision orientée de la destinée humaine dont le modèle gît dans l'Apocalypse de saint Jean. Rien de plus paradoxal que Marx: sa méthode (dans le Capital) est matérialiste, sa philosophie est une métaphysique de l'histoire. De fait, Karl Marx ne s'est pas vraiment libéré de la théologie - sa philosophie sécularise des éléments religieux. Ainsi l'histoire remplace Dieu comme deus ex machina du monde humain. Marx subordonne le matérialisme aune sorte de religion de l'histoire, source des déboires des idées de justice et d'égalité au XXe siècle. Chez lui, sans qu'il s'en rende compte, la métaphysique de l'histoire est première, enchâssant le matérialisme. Cependant, quoique subordonné à un idéalisme, la partie matérialiste du marxisme produit des effets importants. Tout ce qu'il y a de dévoilant, de démystificateur et de libérateur chez Marx est issu de sa face matérialiste. Les conquêtes sociales arrachées au capitalisme ont trouvé à s'appuyer sur les analyses minutieuses de l'exploitation des hommes proposées par Marx tout au long du Capital - des analyses méthodologiquement matérialistes.

Inversement, les nombreuses politiques totalitaires d'inspiration marxiste, comprenant la dictature du prolétariat et les camps, de même que le dogmatisme de fer des partis communistes, se sont enracinées dans le versant idéaliste de Karl Marx, sa philosophie de l'histoire. Le meilleur du marxisme provient de son matérialisme, le pire de son idéalisme (les crimes du communisme sont analogues aux crimes de la religion, de «l'odieuse théologie», déjà dénoncés par Lucrèce et La Mettrie).

Le matérialisme est avant tout une sagesse; à ce titre il n'a rien à voir avec ce que ses calomniateurs nomment «matérialisme de notre société», et qui n'est en vérité qu'un idéalisme superstitieux des objets marchands. Le matérialisme aspire même à nous libérer de cet idéalisme des objets de consommation. Confondre le matérialisme avec cet idéalisme (proche du fétichisme de la marchandise indexé par Marx) revient à recommencer l'erreur toujours faite sur Epicure («Quel pourceau!» ne cesse de clamer la bonne conscience métaphysique). Antimatérialiste, la consommation est à la fois un fétichisme de la marchandise et une aliénation de l'existence; bref, elle est une religion. Comme tous les matérialistes, Karl Marx fournit les munitions pour se déprendre de cette religion.

Comment expliquer la persistance du rejet de l'athéisme et du matérialisme véritables?

Pourquoi cette malédiction pesant sur la sagesse d'Epicure, l'hybris de La Mettrie, la lucidité de Marx? Parce que le matérialisme est toujours libérateur. Il l'est dans l'élément de la critique sociale, en ce qu'il met en déroute certains pouvoirs assis sur les fictions théologiques (ainsi le matérialisme radical au siècle des Lumières, celui de La Mettrie), ou en ce qu'il révèle la réalité des rapports sociaux (Marx). Les impératifs économiques ne sont-ils pas les fictions théologiques d'aujourd'hui? Parce qu'il est dangereux pour les puissances, en incitant les hommes à déserter les illusions qui assurent leur malheur, sur lesquelles pourtant reposent la richesse et le pouvoir.

Bref, le secret de la malédiction frappant cette philosophie, qui la rend aussi insupportable à la métaphysique grecque qu'à l'idéalisme économique et consumériste contemporain, tient à son essence: le matérialisme (qui admet l'athéisme comme une suite inévitable) est une pensée incurablement réfractaire. Pourquoi l'athéisme est-il maudit? Parce qu'il empêche de solder le bonheur tenu comme un acquis politique