Leopold Sédar Senghor, le miroir français.
La France doit assumer le «caractère universel» de ses valeurs coloniales sans culpabilité.
par Jean-Michel DJIAN
Libération: mardi 27 juin 2006

Les commémorations ont du bon. Celle, cette année, du centenaire de la naissance de Senghor, comme celle du dixième anniversaire de la mort de Duras. Elles réveillent l'histoire en lui tirant l'oreille. Que disait, par exemple, le poète-président du Sénégal au sujet de la colonisation dont il fut l'un des pourfendeurs ? «Nous savons que la colonisation est un phénomène universel, qui, à côté de ses aspects négatifs, a certains positifs.» Et il ajoutait : «Les peuples, quand ils se rencontrent, se combattent certes, mais ne s'anéantissent plus : ils se métissent.» De son côté, Marguerite Duras [sous son patronyme de Marguerite Donnadieu, ndlr], dans son ouvrage l'Empire français, commandé, puis publié par le ministère des Colonies en 1940 et récemment exhumé, ne disait pas autre chose. Cette manière de regarder les nations par le prisme de leurs grandeurs, de faire preuve d'un pragmatisme politique tout empreint d'humanité, voire de béatitude, ne participe d'aucun effet : il est la résultante d'une certaine conception de la «Civilisation de l'universel», celle du «donner et du recevoir» que, de son côté, le futur académicien africain du Quai-Conti a patiemment construite pour mieux tirer parti de la diversité culturelle des peuples de la planète.

Serait-ce notre étroitesse d'esprit ou, tout simplement, notre indécrottable incapacité à penser la complexité du monde, toujours est-il que la France ne sait plus aujourd'hui se regarder, non pas telle qu'elle est, mais telle qu'elle a été. Si abomination il y a eu pendant des siècles d'esclavage et de colonialisme arrogant (ce que bien peu d'observateurs éclairés contestent), il faut en même temps avoir le courage de dire que c'est en France, dans les années 30, au moment où se tient à Paris l'Exposition coloniale conçue par Lyautey, que la négritude si chère à Senghor, Aimé Césaire ou Léon-Gontran Damas prend son envol. C'est également à Paris que Joséphine Baker (née, elle aussi, en 1906), quittant les Etats-Unis, a trouvé sa consécration tout en revendiquant ostensiblement une appartenance gaulliste dès le 18 juin 1940. Puis, que le premier Congrès international des écrivains noirs a eu lieu en Sorbonne, le 19 septembre 1956. Faut-il également rappeler qu'entre-temps, c'est un Guyanais, Félix Eboué qui, en sa qualité de gouverneur général de l'Afrique équatoriale française, eut ce courage insensé de se rallier à la France libre et ainsi permettre au Général de trouver au sud du Sahara l'adhésion décisive des peuples africains ?

Derrière l'aventure coloniale, malfaisante sous bien des aspects, se cache une frénésie intellectuelle, politique et artistique, subtile et métissée dont le caractère universel n'aura échappé à personne. Senghor, bien plus que certains intellectuels hexagonaux, fut le chantre de la langue et des valeurs françaises partout dans le monde sans pour autant renier sa négritude (puisqu'il l'a célébrée !). Faut-il aussi rappeler, là aussi, qu'il fut aux côtés du Tunisien Bourguiba, du Nigérien Diori et du prince Sihanouk, le fondateur en 1970 de la francophonie ? Et ce, contre Pompidou, pourtant son condisciple en khâgne, puis contre Giscard qui trouvaient l'aventure peu opportune. C'est donc en français que des esprits nègres brillants ont tenté d'en finir avec la «raison discursive» qui a nourri tant de générations d'intellectuels occidentaux, pour y distiller cette «intuition négro-africaine», cette «spiritualité» si chère au poète sénégalais. Dans ces années de guerre froide dominatrice, la doxa marxiste n'était pas la tasse de thé de ce socialiste iconoclaste africain, mais il avait, malgré le contexte, le culot de condamner politiquement le matérialisme historique parce qu'«incompatible» avec l'exigence des valeurs spirituelles et culturelles de l'humanité, en particulier celles des peuples noirs. «La culture avant l'économie», martelait-il. N'est-ce pas, trente ans après, ce que nous sommes en train de comprendre ? Et que l'Afrique est en train de saisir ? Certes, le chef d'Etat sénégalais n'était pas exempt de contradictions dans l'exercice de son magistère intellectuel et présidentiel, mais, à l'heure où nous percevons clairement les limites du rationalisme dans le discours politique, le manque d'idéaux dans les convictions de nos dirigeants, on est bien heureux d'apprendre qu'il exista, ailleurs et hier, des esprits suffisamment débridés pour titiller la bien-pensance occidentale et l'amener à plus d'audace. N'est-ce pas Jean-Paul Sartre, préfacier de Senghor dans la Nouvelle Poésie africaine et malgache, publiée en 1948, qui écrivait «qu'il [faudrait] bien pourtant briser les murailles de la culture prison et un jour retourner en Afrique».

Et c'est bien aux élites noires, formées dans les meilleurs établissements parisiens, que nous devons d'avoir accouché de plusieurs générations francophones avides de célébrer les valeurs républicaines, puis les solidarités internationales dont la France a tiré parti quand il a fallu, notamment à l'ONU pendant le conflit irakien, compter ses voix pour peser sur le destin de la planète.

Combien de temps les Français, nés après la décolonisation et en particulier après la guerre d'Algérie, devront-ils payer la culpabilité de leurs aînés ? Comment peut-on sérieusement encore parler à Alger d'un «génocide identitaire» dont la France serait responsable sans être consterné par la mauvaise foi politique des élites algériennes ?

Peut-être fallait-il une loi pour condamner a posteriori l'esclavage et ainsi en finir avec cette culpabilité, mais une chose est sûre, ce n'est pas une loi qui réglera notre dette vis-à-vis de tous ces brillants esprits du Continent noir qui, à une époque pas si lointaine, s'en «foutaient» de savoir si Paris était la capitale de la honte, mais qui s'en servaient pour faire résonner des causes bien plus excitantes pour faire avancer le monde. En attendant, c'est encore sur un excès de légalisme et de raison, si justement dénoncé en son temps par le même Senghor, que des historiens en sont aujourd'hui à se justifier pour penser librement.

Dernier ouvrage paru : Léopold Sédar Senghor, genèse d'un imaginaire francophone, Gallimard.