Debray-Onfray
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Onfray-Debray : l’attente d’une vraie gauche (article de l'humanité)

Deux philosophes face à face, avec le Front populaire en toile de fond.
Au stand des Amis de l’Humanité, un débat confronte deux philosophes : Régis Debray, écrivain, président de l’Institut européen en sciences des religions, inventeur de la médiologie, et Michel Onfray, écrivain, auteur du Traité d’athéologie et créateur de l’université populaire de Caen. Point de départ : une photo panoramique de Willy Ronis intitulée Fête de l’Humanité, Garches, 15 août 1934. Charles Silvestre et le peintre Ernest Pignon-Ernest sont les animateurs.

Pour Michel Onfray, cette photo agrandie, donc pixelisée, fait penser à la peinture de Signac, de Seurat. Elle a aussi à voir avec la peinture d’histoire. C’est une photo qui a deux temps : « Le temps immémorial des arbres et le temps des hommes, mais un temps qui dure à cause des idéaux des personnes rassemblées qui, contemporaines du fascisme de Mussolini et du nazisme de Hitler, dégagent pourtant une certaine sérénité ». Pour lui, « les leçons à tirer du Front populaire ont quelque chose à voir avec la véritable union de la gauche, avec les sans-culottes d’aujourd’hui qui ont voté "non" au référendum ». En arrivant sur la Fête, le matin même, il se disait d’ailleurs que « la brume qui se levait annonçait d’autres matins possibles ». Pour Régis Debray, cette photo, qui va faire trace, montre « le peuple d’avant le people ». « On n’y voit ni gros plan ni vedette. Il n’y a jamais, chez Willy Ronis, de culte du "je", mais plutôt la question : "Que sommes-nous, ensemble ?" posée au moment où le peuple est en train de se constituer entre drapeau bleu-blanc-rouge et drapeau rouge, entre tradition républicaine et tradition ouvrière », précise-t-il.

« Pourquoi la photographie, qui n’est ni vraie ni fausse, qui dépend du regard que l’on porte sur elle, d’une croyance » intéresse-t-elle tant les philosophes ? demande Ernest Pignon-Ernest. « L’effet produit par une photo relève de la philosophie, il fait fonctionner l’échange d’idées », explique Michel Onfray. « L’image émeut, fait bouger, exerce un pouvoir de mobilisation, de catalyse », renchérit Régis Debray, qui, prenant en exemple la croix, la faucille et le marteau, la colombe de Picasso, montre que ces images ont à voir avec le peuple. « La photo incarne. Elle donne du corps, de la chair. Or nous avons été chrétiens et Dieu est chair. En plus, nous sommes le pays de l’invention de la photographie par Daguerre, nous avons une tradition visuelle et il n’y a pas de culture sans image aujourd’hui. »

Évoquant la source anarcho-syndicaliste de 1936, Charles Silvestre pousse Michel Onfray dans ses retranchements libertaires. Celui-ci affirme qu’il y a de multiples façons d’être libertaire et qu’il ne se reconnaît pas dans ses avatars égocentristes. S’il s’agit, par contre, d’évoquer le communisme libertaire de Bakounine, qu’il oppose à Marx non sur la finalité - « Ils veulent la même société » - mais sur la méthode, là, il est d’accord. « Je crois que Marx a commis une erreur en écrivant des choses très violentes sur les paysans, sur le lumpen, qu’il traite de racaille, affirme Michel Onfray. Il pensait qu’on ne pouvait sauver qu’une avant-garde éclairée. Bakounine, lui, s’appuie sur les petits, il fait confiance à la totalité du peuple pour se révolter. » Mais, poursuit Michel Onfray, d’un même mouvement, « vu la situation politique d’aujourd’hui, si on veut gagner, il ne faut pas faire le jeu de la droite. Je n’ai donc pas les moyens de faire des tenants du marxisme mes ennemis. Je dirais qu’à gauche je n’ai pas d’ennemi, pourvu que la gauche soit vraiment de gauche ! Le Front populaire est une leçon, de ce point de vue. Il est parti de la base, pas du sommet. Et moi, je me méfie de tous les appareils. J’aime la violence, l’énergie du peuple. Il faut faire confiance à la vie ! »

« Quelque chose me gêne dans l’exaltation de la figure de Bakounine, répond Régis Debray. Est-ce qu’un libertaire peut faire la guerre ? Regardez la colonne Durruti pendant la guerre d’Espagne ! Faute de discipline, de respect de la hiérarchie, elle n’a pas tenu le coup. Dans les camps, aussi, résister, c’était s’organiser. Ceux qu’on appelait les inorganisés mouraient les premiers. Il y a autre chose qui me gêne dans l’anarchisme, c’est le "moi, je". Je n’aime pas l’individualisme. Cela ne fait pas une société. Aujourd’hui, on est atomisés, on nous monte les uns contre les autres. Je n’ai pas le culte des masses, mais j’aime que les gens soient ensemble. C’est le moment où il faut faire preuve de fraternité. Ce qui passe toujours par Marx. Pas par Bakounine. »

« Il ne s’agit pas de se tourner vers le passé. Je ne vais pas demander à un philosophe du XIXe siècle de régler des questions actuelles, répond Michel Onfray. L’État est un instrument. Je ne crois pas qu’on puisse s’en passer. Il en est de même des idées de nation, de république qui sont neutres en soi. Quant à la guerre, elle est défendable car les résistants ont fait la guerre et ce sont mes héros. Or, une présidentielle se mène comme une guerre. Il faut donc faire fi de ce qui nous sépare pour se retrouver derrière une cristallisation ! »

« La question de la république est parfois tirée dans le sens "ni droite ni gauche", alors qu’historiquement elle reprend des couleurs lorsque se produit une sorte de soulèvement social », observe Charles Silvestre. Pour Régis Debray, « le socialisme gagne lorsqu’il s’inscrit dans une filière républicaine. C’est le cas de 1936, du gouvernement formé en 1946. La revendication républicaine branchée sur le mouvement social, c’est une singularité française. La dynamique contenue dans l’idée républicaine s’oppose à la victoire de l’argent, du fort contre le faible, du look, importée directement des États-Unis dans notre campagne électorale ».

Dans la salle, quelqu’un demande pourquoi on ne parle plus d’autogestion. « Beaucoup d’idées qui semblaient désuètes redeviennent des idées d’avenir car entre-temps il s’est produit une révolution technologique », estime Régis Debray. « Une information autogérée va peut-être devenir possible », ajoute-t-il, citant l’exemple de la contre-information qui a circulé sur Internet et qui l’a emporté au moment du référendum.

« À gauche, on oppose collectif et individu. Ne faudrait-il pas, au contraire, arracher à la droite le monopole de l’individualisme ? » interroge quelqu’un d’autre. « Vous avez raison, c’est le chantier qui devrait nous animer aujourd’hui », rétorque Michel Onfray. « Prenez Stuart Mill, Oscar Wilde, Jean Jaurès, pour eux, socialisme et individualisme sont liés. Le projet majeur du socialisme n’est-il pas de faire un individu épanoui ? »

Autre question de la salle : « Que fait-on en cas de second tour Le Pen-Sarkozy ? » Pour Michel Onfray, « le moyen d’éviter la catastrophe, c’est une candidature unique de la vraie gauche qui ferait passer l’union en premier, pas les jeux de partis ou de personnes. Je n’entends, d’ailleurs, que ce désir à la Fête de l’Huma », ajoute-t-il. Charles Silvestre intervient : « Je plaide pour le militantisme. Pour éviter la catastrophe, il faudrait que la vraie gauche se penche vraiment sur la question ouvrière, ne se contente pas d’afficher la promesse du SMIC à 1 500 euros. La bataille contre Le Pen se gagnera en bas... » Nouvelle question de la salle : « Et en cas de scénario dramatique ? » Michel Onfray : « On descend dans la rue, on fait la grève générale, on bloque tout ! »

Applaudissements et rideau.

Magali Jauffret